La mer engloutie est un document de Taras Grescoe publié aux éditions Noir sur Blanc (Lausanne) en mai 2010 (456 pages, 24 €, ISBN 978-2-88250-233-9). Bottomfeeder – How the fish on our plates is killing our planet (2008) est traduit de l'anglais (Canada) par Bruno Boudard.
Sur le site de l'éditeur, vous pouvez lire les 37 premières pages, c'est-à-dire l'introduction et le début du premier chapitre, de quoi vous faire une bonne idée du contenu de ce livre.
Je remercie Blog-o-Book de m'avoir envoyé cet ouvrage qui m'a passionnée alors même que je mange très peu de poisson !
Taras Grescoe est né en 1966, il est Canadien, et a déjà écrit Le pique-nique du Diable : un tour du monde des fruits défendus (Noir sur Blanc, octobre 2008) que j'ai bien envie de lire aussi. Vous pouvez visiter son site officiel (en anglais) : http://www.tarasgrescoe.com/.
Sous-titré Le poisson de nos assiettes aura-t-il la peau de la planète ?, La mer engloutie a demandé plus de deux ans de travail à l'auteur qui a fait un petit tour du monde de la pêche et de l'élevage de poissons. Il nous livre avec pas mal d'humour ses expériences, ses déboires, ses dégustations aussi ! Sans oublier les explications claires et précises, quelques solutions (surtout dans la conclusion), et les problèmes qui vont arriver d'ici... Pas si longtemps que ça finalement.
Donc si vous n'avez pas peur des mots et expressions tels que sur-pêche, réduction de la biomasse, quotas (peu respectés et même largement dépassés) et restrictions, fraude (faire passer une espèce pour une autre, ou du poisson d'élevage pour du poisson sauvage), chalutage de fond (grâce ou à cause du progrès, la pêche s'organise maintenant avec la navigation par satellite et l'imagerie numérique : les poissons n'ont plus aucune chance !), pêche illégale et pillage, anéantissement des écosystèmes, rejet des petits poissons morts ou mourants, poissons sauvages servant de nourriture (farine) aux poissons d'élevage (!), etc., vous pouvez vous lancer dans la lecture de cette extraordinaire enquête, qui ne se lit pas comme un roman, mais presque grâce aux dégustations et anecdotes.
Alors, une croisière autour du monde ? Découvrez plus particulièrement les États-Unis (New York) avec la lotte, le Canada (baie de Chesapeake) et la France (Bretagne) avec les huîtres, la Grande-Bretagne avec son fish and chips (qui a, selon George Orwell, évité une révolution en Angleterre après-guerre), la France encore (port de la Ciotat à Marseille sur la Méditerranée) avec les pêcheurs-artisans et la bouillabaisse, le Portugal et toujours la France pour la côte atlantique avec les sardines, l'Inde et d'autres pays d'Asie du Sud-Est avec les crevettes, la Chine avec le requin, le Japon avec son célèbre marché aux poissons (Tsukiji) et le thon rouge (sushi, sashimi) puis retour au Canada en Colombie Britannique avec le saumon et en Nouvelle-Écosse avec les bâtonnets de poisson surgelés.
Taras Grescoe est un fin gourmet ! Il s'attarde sur les bons plats de poisson cuisinés par les grands chefs (relatant l'influence des chefs français pour le poisson vraiment frais, pas abîmé par des hameçons ou des crochets) ou servis dans les petits restaurants.
Mais quand vous aurez lu les chapitres concernant l'Asie, vous vous rendrez compte que le raffinement des gastronomies asiatiques (Inde, Chine, Japon, Corée, Thaïlande, Vietnam...) a du plomb dans l'aile... Ou plutôt dans la nageoire ! « Le plus alarmant, pour tout amateur de poisson sain d'esprit c'est que la nation la plus polluée du monde est également, et de très loin, sa plus grande source d'approvisionnement en poisson de consommation. Ici, les poissons grandissent et s'alimentent dans des eaux qui figurent parmi les plus épouvantablement contaminées que cette terre ait jamais connues. […]. » (page 266) : il parle de la Chine mais ne vous réjouissez pas trop vite car ce n'est guère mieux ailleurs...
Vous apprendrez avec horreur que les eaux sont toutes polluées, comment les monts sous-marins et les récifs coralliens ont été détruits (pêche à l'explosif ou au cyanure entre autres), pourquoi les méduses, algues toxiques et poissons repoussants seront sûrement les seuls à peupler les mers et océans d'ici peu parce que les océans sont des « espaces finis » et que les réserves ne sont pas inépuisables...
Et si vous voulez éviter d'avaler en même temps que votre poisson, des produits toxiques, des antibiotiques, des fongicides, et j'en passe, il faut lire ce livre très documenté puisque l'auteur cite ses sources (voir en fin de volume), donne des informations professionnelles, replace cela au niveau historique / économique / écologique, et propose plusieurs appendices : conseils pour le choix des produits, sites Internet, méthodes de pêche, liste de poissons à consommer « jamais », « parfois », « sans hésitation » (ça va pour moi, le peu de poissons que je mange est dans cette dernière liste, ouf !). Il a aussi une grande honnêteté intellectuelle puisqu'il a écouté et retranscrit le point de vue de chacun.
Et puis j'aime beaucoup la couverture. Il semblerait que ce soit une baudroie (aussi connue sous le nom de lotte) qui engloutit la planète et j'ai trouvé que c'était bien imaginé !
Pour conclure, je dirais simplement que Taras Grescoe donne les « bonnes raisons de chercher à savoir d'où viennent notre poisson et nos fruits de mer. » (page 380).
Quelques extraits
« J'ai une théorie sur les grands marchés aux poissons de la planète. Quand une métropole perd son marché central, elle perd son ventre et, avec lui, son âme. » (page 34).
« Pour les chalutiers hauturiers, ces cent quatre-vingt-quinze millions de kilomètre carrés non réglementés représentent l'ultime espace où ils peuvent pêcher à loisir sans se soucier des bureaucrates ou des écologistes. » (pages 47-48) : il parle des eaux internationales.
« C'est qu'on ne badine pas avec le droit divin de piller le pâturage. Même s'il ne reste plus rien à piller. » (page 85).
« Une baie saine est une baie où les gens vont se baigner et faire du bateau, où les pêcheurs du dimanche vont pêcher et où les pêcheurs professionnels peuvent pratiquer une pêche durable. » (page 92).
« Mais comme beaucoup le font remarquer, l'Inde est un pays qui pond énormément de lois, mais les fait peu appliquer » (page 240).
« […] nous avons atteint le point où le poisson peut rivaliser avec certains stupéfiants. […] de véritables mafias sont apparues […]. » (page 277).
Et puis ces deux extraits sur LE pêcheur...
« Il constitue l'essence du pêcheur […] homme indomptable, à la vue courte, qui refile le problème aux générations suivantes et que notre culture a romancé à l'excès comme un héros prolétarien indépendant et presque noble. [...]. » (pages 143-144).
« Les pêcheurs bénéficient de cette image romantique de héros de notre histoire, dit Izawa. » (page 313).
… Qui m'ont fait penser au roman Le bateau-usine (Kanikôsen), de Kobayahi Takiji que j'ai lu il y a quelques mois.
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