Premier lundi du mois = lundi philo !
Pour ce 5e rendez-vous, Heide a choisi le thème des femmes philosophes (sûrement parce qu'en mars, il y a la journée de la femme).
Je veux donc vous présenter Cléobouline (Κλεοβουλίνη), poétesse grecque maniant l'humour et première femme philosophe (avant elle, il y a quand même eu quelques femmes philosophes en Inde, mais ce sera, pourquoi pas, un autre article !). Elle est très peu connue à tel point que son existence a été mise en doute.
Fille de Cléoboulos – à la fois sage et tyran –, Cléobouline a vécu à Lindos (côte est de l'île de Rhodes en Grèce) vers 570 avant Jésus-Christ. Certains, dont Diogène Laërce (début 3e siècle après JC), pensent qu'elle est la mère de Thalès (vers 625-647 avant JC) mais cela n'est pas prouvé du tout.
Elle est mentionnée par Diogène (413-327 avant JC) dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres (Livre 1, Les Sept Sages) :
« Cléoboule, fils d'Évagore, était originaire de Lindos [...]. On prétend que sa famille remontait à Héraclès, qu'il était très fort et très beau, qu'il étudia la philosophie en Égypte, et qu'il eut pour fille Cléobouline, qui écrivit des énigmes en hexamètres. Cratinos en parle, dans son drame intitulé : les Cléoboules. ».
Elle est aussi mentionnée par Aristote (384-322 avant JC) qui s'inspire d'une de ses énigmes :
« Rhétorique, III, 12.
En outre, il ne faut pas tirer de loin les métaphores, mais les emprunter à des objets de la même famille et de la même espèce, de façon que, si les choses ne sont pas nommées, on leur donne l'appellation qui se rattache manifestement au même ordre d'idées.
Exemple, cette énigme bien connue : J'ai vu un homme qui, avec du feu, collait de l'airain sur la peau d'un autre homme.
L'action subie n'est pas nommée, mais dans les termes il y a une idée d'application. L'auteur a donc appelé « collage » l'application de la ventouse.
Poétique.
1458a. Αἰνίγματός τε γὰρ ἰδέα αὕτη ἐστί, τὸ λέγοντα ὑπάρχοντα ἀδύνατα συνάψαι· κατὰ μὲν οὖν τὴν τῶν <ἄλλων> ὀνομάτων σύνθεσιν οὐχ οἷόν τε τοῦτο ποιῆσαι, κατὰ δὲ τὴν μεταφορῶν ἐνδέχεται, οἷον ‘ἄνδρ᾽ εἶδον πυρὶ χαλκὸν ἐπ᾽ ἀνέρι κολλήσαντα’, καὶ τὰ τοιαῦτα.
En effet, une forme de l'énigme, c'est de relier entre elles des choses qui ne peuvent l'être pour énoncer des faits qui existent ; or il n'est pas possible de faire cela par l'alliance des noms, mais il est permis de le faire par métaphore.
Exemple : « J'ai vu un homme qui, au moyen du feu, avait appliqué l'airain sur la peau d'un autre homme » et autres expressions analogues. »
Elle est également mentionnée par Plutarque dans le Banquet des Sept Sages (Œuvres morales ou Moralia, entre 72 et 126 après JC) comme étant célèbre et admirée :
1. « Or Anacharsis s'était installé dans cette galerie, et devant lui une jeune fille se tenait, lui séparant les cheveux avec ses mains. Lorsqu'entra Thalès, elle s'élança très librement à sa rencontre, et Thalès, après l'avoir embrassée, lui dit en riant : « Continue à rendre bien beau notre étranger, afin qu'étant devenu la douceur même il ne conserve pas au milieu de nous une mine à faire peur et un aspect sauvage. » Je lui demandai quelle était cette jeune enfant : « Quoi ! » me dit-il, « vous ne connaissez pas la savante et célèbre Eumétis ! Car c'est ainsi que son père la nomme : le plus communément on l'appelle Cléobouline, du nom paternel. » Et Niloxène : « C'est sans doute à cause de son talent et de son habileté pour les énigmes, que vous faites l'éloge de cette jeune fille : car quelques-unes de celles qu'elle a proposées sont parvenues jusqu'en Égypte. » — « Ce n'est pas à cause de cela », répondit Thalès : « les énigmes sont pour elle des joujoux dont elle s'amuse à l'occasion pour faire sa partie avec ceux qui se rencontrent. Mais ce qui est admirable en elle c'est sa profondeur d'esprit, son sens politique, l'aménité de son caractère, et le talent qu'elle a de rendre plus douce l'autorité de son père et d'inspirer à celui-ci des sentiments plus humains à l'égard du peuple. » — « Soit », dit Niloxène : « et cela se reconnaît à voir sa modestie et sa simplicité. Mais d'où vient qu'elle prend un soin si amoureux de la toilette d'Anacharsis ? » — « Parce que c'est, » répondit Thalès, « un sage, un homme des plus instruits, et parce qu'il lui a communiqué, avec de nombreux détails et de grand cœur, l'ensemble des pratiques sanitaires et des purifications que les Scythes appliquent au traitement des malades. Et dans ce moment je suppose qu'elle l'entoure de soins et d'amitiés parce qu'elle s'instruit de quelque chose en conversant avec lui. »
2. « Cléobuline a composé à propos de la flûte Phrygienne l'énigme que voici : « Le tibia du faon cède à celui de l'âne » de sorte que l'on s'étonne que l'âne, si épais et si peu musicien d'ailleurs, fournisse un os essentiellement léger et musical. »
Ses énigmes en vers (ressemblant aux
fables d'Ésope, arrivé après : vers 620-560 avant JC) et ses charades sont citées par deux poètes comiques : Cratinos (520-423 avant JC) dans Cléboulinas (Κλεοβουλίναι), Alexis
dans Cléoboulines (Κλεοβουλίνη) : « Cléobouline de Lindos, fille de Cléobule le sage ; elle composa des vers épiques, des énigmes, dont l'énigme chantée sur l'année
[…] » et par Aristote (384-322 avant JC) dans Poétiques (voir ci-dessus).
Plus tard, Cléobouline est citée par le philosophe et théologien espagnol, Juan Luis Vives (1492-1540) et par l'auteur féministe anglaise, Bathsua Makin (1600-1675).
Roger-Pol Droit et Jean-Philippe de Tonnac en parlent dans Fous comme des sages : « Une fille à énigmes » (pages 35 à 38). « Son père lui fit enseigner tout ce qu'il était possible d'apprendre. […] Elle se passionna pour les énigmes. […] Elle fit de l'invention d'énigmes son activité favorite. […] Son défi : que pas un jour ne passe sans qu'elle ait composé une énigme nouvelle, cohérente, mise en vers exacts, au mètre parfait. ». Et Roger-Pol Droit de conclure : « ces jeux d'esprit, devinettes, énigmes, paradoxes et même astuces, nous savons qu'ils participent des commencements de la philosophie. »
Depuis les années 80, des chercheurs – en particulier américains – font des recherches sur elle et son œuvre mais il ne reste que quatre courts poèmes qui lui sont attribués...
Les quatre poèmes-énigmes de Cléobouline
Ils sont issus de l'Anthologie grecque ou Anthologie Palatine (livre XIV).
1. J'ai vu un homme qui, avec du feu, collait du bronze sur un homme,
Le collage était si précis qu'ils faisaient un mélange de sang.
Solution : l'action de poser des ventouses (en bronze).
2. J'ai vu un homme qui volait et trompait avec violence :
Et il exerçait cette violence dans la plus grande légalité.
Solution : un homme qui vole une arme à un individu dangereux.
3. De sa jambe qui porte un sabot, un âne mort m'a frappé les oreilles.
Solution : une flûte taillée dans un os d'âne.
4. Un seul père, douze fils, à chacun d'eux
Deux fois trente filles qui ont deux aspects opposés :
Les unes blanches on peut les voir, les autres au contraire noires.
Bien qu'étant immortelles, elles périssent toutes.
Solution : l'an, les douze mois, trente journées et trente nuits.
À noter que les autres femmes philosophes de l'Antiquité sont : Thémistocléa, une prêtresse et philosophe de Delphes (vers 600 avant JC) ; Théana, l'épouse de Pythagore (580-495 avant JC), Damo, Arignote et Myia, leurs filles ; et Mélissa, une philosophe pythagoricienne et mathématicienne. Mais très peu de choses sont connues sur ces femmes philosophes...
Les liens des autres
participants aux Lundis philo : Heide, Denis et Lee Rony.