Les Justes est une pièce de théâtre en 5 actes d'Albert Camus parue en 1950 aux éditions Gallimard : dans la collection Blanche en mars 1950 (c'est cette édition que j'ai lue, 212 pages), édition reliée en juin 1950, réédition en septembre 1966, Folio n° 477 en novembre 1973, Folio Théâtre n° 111 en mai 2008, Folio Plus Classiques n° 185 en janvier 2010.
Première représentation le 15 décembre 1949 au Théâtre Hébertot (78 bis boulevard des Batignolles, Paris, 18e arrondissement) dans une mise en scène de Paul Œttly (comédien et metteur en scène de théâtre né le 25 juin 1890 à Constantine en Algérie et mort le 17 mars 1959 à Cliousclat dans la Drôme).
Albert Camus : je vous renvoie au Lundi philo – 9 : Albert Camus de juin 2013 sur l'homme et l'auteur.
Cette note de lecture est différente de celles que je publie généralement. J'ai en fait noté mes réactions en même temps que le résumé et les extraits. Du coup, c'est (très) long (c'est sûrement l'article le plus long que j'aie écrit sur ce blog !). Évidemment, je raconte l'histoire donc ne lisez pas jusqu'au dernier acte si vous souhaitez découvrir un jour ce livre. Mais rassurez-vous, je n'ai pas dévoilé la fin, quand même ! Je ne pourrais pas dire si j'ai fait une analyse poussée de ce récit ou si j'ai simplement donné des idées, des sentiments, mais j'espère que cela vous donnera envie de lire Les Justes et les autres œuvres d'Albert Camus. De mon côté, j'ai adoré cette lecture qui m'a fait réfléchir et je pense que je lirai bientôt Caligula (lecture commune prévue par Heide avec Lee Rony et proposée pour septembre, à confirmer, et si vous souhaitez vous joindre à nous).
Moscou, Russie. Février 1905.
Acte 1. « L'appartement des terroristes. Le matin. » (page 12).
Dora Doulebov et Boris Annenkov (surnommé Boria) attendent une visite. Un coup de sonnette puis deux autres coups. C'est lui, c'est Stepan Fedorov ! Il avait été arrêté et il a passé trois ans au bagne avant de fuir pour la Suisse mais il n'y était pas heureux et le parti l'a renvoyé en Russie pour une mission.
« La liberté est un bagne aussi longtemps qu'un seul homme est asservi sur la terre. J'étais libre et je ne cessais de penser à la Russie et à ses esclaves. » (page 16).
L'objectif de ce « groupe de combat du parti socialiste révolutionnaire » (page 19) est de tuer le grand-duc Serge (oncle du tsar) et d'abattre la tyrannie afin de « hâter la libération du peuple russe » (idem).
« Que dois-je faire ? » demande Stepan (page 19) : je m'interroge, est-on libre quand on doit demander ce qu'on doit faire à quelqu'un ? Peut-on penser qu'on va libérer tout un peuple (et le monde entier) quand on n'est pas libre de ses pensées et de ses actes ?
Les camarades pour maintenir la liaison avec le Comité Central sont Alexis Voinov qui était aussi en Suisse et Ivan Kalyayev (surnommé Yanek ou le Poète) : Yanek pense que « la poésie est révolutionnaire » (page 21), Stepan pense que « la bombe seule est révolutionnaire » (idem). Qui a raison ? Ont-ils raison tous les deux ? D'autant plus que Stepan, lui, veut assez de bombes pour faire sauter Moscou ! Un peu mégalomane, non ?
« Tout le monde ment. Bien mentir, voilà ce qu'il faut. » (Stepan, page 26). Ment-on aussi à ses camarades ? Se ment-on à soi-même ? Si on le fait bien, on peut certainement se persuader et persuader les autres qu'on a raison...
« J'ai compris qu'il ne suffisait pas de dénoncer l'injustice. Il fallait donner sa vie pour la combattre. Maintenant, je suis heureux. » (Alexis, page 28).
Si Alexis a un côté romantique, Yanek est un optimiste, il aime le bonheur : « Il faut être gaie, il faut être fière. La beauté existe, la joie existe ! » (à Dora, page 33).
Stepan veut lancer une des deux bombes sur le grand-duc mais ce sont Alexis et Yanek qui ont été désignés et la règle doit être respectée même si elle est dure : ah, l'exaltation... (Yanek qui aime la vie mais qui pense au sacrifice de sa vie), ah, l'orgueil... (Stepan, qui aime « la justice qui est au-dessus de la vie », page 41).
Mais ils ont une justification qui leur paraît imparable : « nous tuons pour bâtir un monde où plus jamais personne ne tuera ! Nous acceptons d'être criminels pour que la terre se couvre enfin d'innocents. » (Yanek, page 46) : quel orgueil, quelle démence !
« Mourir pour l'idée ; c'est la seule façon d'être à la hauteur de l'idée. C'est la justification. » (Yanek, page 48) : décidément, les terroristes, qu'ils soient politiques ou religieux n'ont qu'un résultat en tête, mourir en emportant d'autres vies (le plus de vies ?) avec eux. Et pourquoi ? Pour l'idée ! Une idée qui leur a souvent été inculquée de force quoi qu'ils en disent (endoctrinement, lavage de cerveau...).
Acte 2. « Le lendemain soir. Même lieu. » (page 60).
Dora et Boris sont dans l'appartement. Ils attendent que la calèche du grand-duc passe. Ils sont un peu tristes de ne pas être dans l'action mais Dora fabrique les bombes et Boris est le chef, ils doivent donc rester en vie. Ils ont l'air calme mais ils ont peur. Ils guettent... « Comme c'est long. » (Boris, page 66). Mais rien, pas de bruit, pas d'explosion, que s'est-t-il passé ?
« Frères, pardonnez-moi . Je n'ai pas pu. » (Yanek « dans l'égarement », page 69). Il n'a pas pu, effectivement, parce qu'alors que le grand-duc devait être seul, il y avait des enfants dans la calèche, le neveu et la nièce du grand-duc, ainsi que la grande-duchesse. « Mon bras est devenu faible. Mes jambes tremblaient. Une seconde après, il était trop tard. » (pages 73-74). Le Poète a donc du cœur, il a une âme ! « Boria, je ne suis pas un lâche, je n'ai pas reculé. Je ne les attendais pas. Tout s'est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poids terrible. C'est sur eux qu'il fallait le lancer. Ainsi. Tout droit. Oh, non ! Je n'ai pas pu. » (page 74).
Chacun comprend Yanek et, pour le réconforter, avoue qu'il aurait fait la même chose mais Stepan, lui, est fort mécontent : deux mois de perdus dans cette mission non accomplie ! « Je n'ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera. » (page 80). Il vient de déplorer la perte de deux hommes (un arrêté et un pendu) et il veut tuer des enfants... Folie...
Le dialogue à ce moment-là est extrêmement intéressant :
« Dora : Ce jour-là, la révolution sera haïe de l'humanité entière.
Stepan : Qu'importe si nous l'aimons assez fort pour l'imposer à l'humanité entière et la sauver d'elle-même et de son esclavage.
Dora : Et si l'humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ?
Stepan : Oui, s'il le faut, et jusqu'à ce qu'il comprenne. Moi aussi, j'aime le peuple. » (page 81).
Voilà, tout est dit. Si le peuple refuse de comprendre et n'accepte pas d'être endoctriné, brimé (d'une autre façon que celle qu'il subit actuellement), on lui imposera l'idée, on lui prouvera qu'il a tort, on le fera taire, on le détruira. Plus loin, Stepan tient en plus des propos sexistes contre Dora qui est la seule femme du groupe. Je pense qu'à l'époque de la parution des Justes, Albert Camus a lancé un pavé dans la mare pour éclabousser tous ceux qui soutenaient haut et fort le régime communiste soviétique. Parce qu'Albert Camus refuse la barbarie ; pour lui, la fin ne justifie pas les moyens et la vie est plus importante que tout. Et je suis d'accord avec lui, d'autant plus qu'on sait ce qu'ont fait ces régimes en Russie, en Chine, au Vietnam, au Cambodge et ailleurs. De plus, Camus a écrit ce texte au sortir de la deuxième guerre mondiale et il y avait eu déjà tant d'horreurs (les camps de la mort, les deux bombes nucléaires sur le Japon, etc.).
Il y a d'ailleurs conflit entre les membres car ils pensent différemment bien qu'ils fassent partie du même groupe, de la même cause :
« Boris : Des centaines de nos frères sont morts pour qu'on sache que tout n'est pas permis.
Stepan : Rien n'est défendu de ce qui peut servir notre cause. » (page 82).
Et plus loin :
« Dora : Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites.
Stepan, violemment : Il n'y a pas de limites. La vérité est que vous ne croyez pas à la révolution. » (pages 84-85).
C'est typique de retourner sa violence (sa haine) contre les autres, de les humilier, de leur faire croire qu'ils ne sont pas dignes...
Mais Yanek n'est pas dupe :
« […] derrière ce que tu dis, je vois s'annoncer un despotisme qui, s'il s'installe, fera de moi un assassin alors que j'essaie d'être un justicier. » (page 85).
Comme il a raison ! Et tout ce qui s'est passé en Russie puis en Union Soviétique (et ailleurs) le prouve. Des millions de gens ont ignoré l'innocence (comme le préconise Stepan page 87) et ont installé une justice bien différente de celle qui avait été pensée au départ, quoique...
Et ces paroles prémonitoires (je rappelle, écrites en 1949) :
« Pour savoir qui, de toi ou de moi, a raison, il faudra peut-être le sacrifice de trois générations, plusieurs guerres, de terribles révolutions. Quand cette pluie de sang aura séché sur la terre, toi et moi serons mêlés depuis longtemps à la poussière. » (Yanek, page 88).
Acte 3. « Même lieu, même heure, deux jours après. » (page 96).
Même projet de jeter deux bombes sur la calèche du grand-duc qui va au théâtre. Mais deux jours ont passé, les cerveaux ont cogité, la fatigue s'est accumulée, Alexis a honte, il a peur, et il a honte d'avoir peur, il ne se sent pas capable de rassembler son courage une deuxième fois, il n'a pas la force, il se sent « faible comme un enfant » (page 104), il est désespéré, il se sent lâche, inutile et préfère quitter le groupe. Tiens, lui aussi aurait un cœur, une âme !
De son côté, Yanek est également torturé. Ce n'est pas simple de tuer. Même si on a l'idée et le courage. Il y a la haine aussi. Et la haine, ce n'est pas bon pour le bonheur...
Les personnages sont tous faces à eux-mêmes, ils sont confrontés à leur conscience, à ce qu'ils auraient fait. Ainsi cet acte, axé sur le questionnement, est plus introspectif. Qu'arrive-t-il quand on s'est enfin posé, qu'on a pu faire le point, seul, et qu'on a réfléchi par soi-même, en dehors de toute organisation ? On pense qu'on est lâche mais, en fait, on a plus ou moins compris que tout ça est inutile, futile... Voilà pourquoi les groupes intégristes envoient immédiatement leurs tueurs, sans qu'ils aient le temps de penser par eux-mêmes, de réfléchir à l'inutilité de leur acte, car ils reviendraient sûrement sur leur décision ! D'ailleurs, leur décision... ou la décision que les autres ont prise à leur place ?
Car le peuple que ces terroristes disent aimer, ce peuple... « Le peuple se tait. Quel silence, quel silence... » (Dora, page 118).
Oh ! Au moment où je lisais « Sept heures sonnent. » (page 130), sept heures ont vraiment sonné !
Et quand la calèche du grand-duc passe, il y a une explosion. Boria qui remplaçait Alexis n'a pas jeté sa bombe mais Yanek a lancé la sienne. « Yanek a réussi. Réussi ! O peuple ! O joie ! » (Stepan, page 131). Dora, elle, s'effondre en larmes ; la bombe qu'elle a fabriquée a tué...
Acte 4. « Une cellule dans la Tour Pougatchev à la prison Boutirki. Le matin. » (page 134).
Yanek rencontre Foka, un pauvre bougre qui a attrapé une hache et tué trois hommes pour avoir un peu d'eau... Il en a pris pour vingt ans et, accompagné d'un gardien, il nettoie les cellules des autres condamnés. Yanek qui a 23 ans calcule que s'il en prend également pour vingt ans, il en sortira avec les cheveux gris. Foka ne comprend pas l'acte de Yanek, il le voit comme un barine (un homme supérieur, un propriétaire terrien). Pourquoi n'a-t-il pas profité de sa situation ? Pourquoi a-t-il commis pareille folie ? Foka pense que l'idée dont parle Yanek est « le royaume de Dieu » (page 143).
Eh oui, qu'on le veuille ou non, qu'on soit croyant ou non, les idées communistes (partage, communauté, amour, égalité, etc.) sont calquées sur les idées chrétiennes, la violence en plus ! Alors, à quoi bon créer une nouvelle doctrine qui existait déjà ? Parce qu'avec l'athéisme, des penseurs ont voulu une doctrine politique et économique plutôt que religieuse. Et alors, qu'est-ce que ça a donné ? Pareil et même pire !
Mais Foka, se rendant compte que Yanek va être pendu, s'éloigne de lui ; en effet, c'est lui le forçat qui pend les condamnés et en échange de chaque pendu, il gagne une année de liberté. « Oh, ce ne sont pas des crimes, puisque c'est commandé. Et puis, ça leur est bien égal. Si tu veux mon avis, ils ne sont pas chrétiens. » (Foka, page 147). Le bon sens populaire qui n'a que faire d'une révolution... Travail, efficacité, satisfaction, esprit tranquille !
Au moment où le gardien et le prisonnier partent, Skouratov entre dans la cellule de Yanek. Skouratov est « directeur du département de police » (page 150) et il souhaite aider Yanek à obtenir la grâce. Bien sûr, Yanek n'en veut pas, il est fier de ce qu'il a fait au nom du parti, au nom de ses idées, mais Skouratov insiste (il est de toute façon en position de force).
« Que voulez-vous, je ne m'intéresse pas aux idées, moi, je m'intéresse aux personnes. » (page 156).
Évidemment, Skouratov veut que Yanek dénonce ses camarades pour avoir la vie sauve !
« Yanek : Ai-je bien compris ?
Skouratov : Sûrement. Ne vous fâchez pas encore. Réfléchissez. [...] » (page 158).
Yanek ne lâche pas le morceau mais la grande-duchesse veut le voir !
« Yanek : Je ne veux pas la voir.
Skouratov : Je regrette, elle y tient. Et après tout, vous lui devez quelques égards. On dit aussi que depuis la mort de son mari, elle n'a pas toute sa raison. Nous n'avons pas voulu la contrarier. […] La voilà. Après la police, la religion ! On vous gâte décidément. » (page 161).
Quelle préparation mentale ! Et puis, que Yanek soit d'accord pour rencontrer la grande-duchesse ou pas, est-ce lui qui va en décider ? Il n'a aucun pouvoir, en cellule ; ses idées, le parti n'y ont aucun pouvoir !
« Yanek : Taisez-vous.
La grande-duchesse : Pourquoi ? Je dis la vérité. » (pages 165-166).
Pravda. La vérité. Tranchant.
Yanek ne se démonte pourtant pas, il regimbe par ses mots, il ne se sent pas criminel car il a été forcé au crime par ceux qui martyrise le peuple, il voit la grande-duchesse comme une figure religieuse donc une ennemie, il ne veut pas prier, il ne veut pas se repentir, il ne veut pas de la Sainte Église, il veut mourir, il veut mériter et accepter son jugement et son sort. Mais l'amour et la douleur les réunit en paroles et la grande-duchesse est plus maline que lui :
« La grande-duchesse : Je vais vous laisser. Mais […] Je demanderai votre grâce.
Yanek : Je vous en supplie, ne le faites pas. Laissez-moi mourir ou je vous haïrai mortellement.
La grande-duchesse : Je demanderai votre grâce, aux hommes et à Dieu.
Yanek : Non, non, je vous le défends. » (page 175-176).
Yanek a le dernier mot en paroles mais la grande-duchesse aura le dernier mot en acte. Quelle classe, cette grande-duchesse ! Quelle femme ! Quelle grandeur d'âme ! L'âme de la Russie !
Mais qui aura le dernier mot tout à la fin ? Skouratov a pensé à un plan diabolique.
« J'attendrai la défaillance. […] Ne vous pressez-pas. Je suis patient. » (page 178).
Acte 5. « Un autre appartement, mais de même style. Une semaine après. La nuit. » (page 180).
Dora, Boris, Alexis (de retour) et Stepan attendent de connaître la décision du tsar. Yanek s'est-il repenti comme la grande-duchesse l'a fait dire partout ? A-t-il demandé sa grâce ? Les a-t-il trahis ? Ou faut-il croire ce qu'il a dit au Tribunal et ce qu'il leur a écrit ? Doute... Espoir... Effroi... Colère...
« La Russie entière est en prison. Nous allons faire voler ses murs en éclats. » (Boris, page 195).
« […] il faut marcher. On voudrait s'arrêter. Marche ! Marche ! » (Dora, page 196).
Camper sur ses positions pour ne pas avoir peur, pour ne pas se sentir coupable, et aller au bout de la colère et de la folie car on ne peut ni s'arrêter ni faire demi-tour...
Je sais que mon article est très long mais c'est venu comme ça en lisant Les Justes, une œuvre qui paraît simple mais qui est d'une grande profondeur, importante (indispensable même) et complexe tout en étant abordable et agréable à lire. Camus, bien que venant d'une famille pauvre, était considéré par les socialistes comme un moraliste, donc un bourgeois qui écrivait contre le peuple qu'il avait rejeté et trahi. Pourtant, plus de 60 ans après cette pièce, on sait ce qui s'est passé en Union Soviétique (et ailleurs), pas tout mais ce qu'on sait est déjà plus qu'horrible, et j'imagine le courage qu'il a fallu pour écrire, publier et jouer cette pièce, le parti communiste étant à l'époque très puissant et les intellectuels le soutenant fort nombreux. Respect, monsieur Camus.
Une lecture pour le challenge Un classique par mois.
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