Mon patient Sigmund Freud est un roman de Tobie Nathan paru aux éditions Perrin en mars 2006. Je l'ai lu en poche : éditions Points, collection Les grands romans, parution en octobre 2011 (472 pages, 8 €, ISBN 978-2-7578-2567-9).
Tobie Nathan est né en 1948 au Caire (Égypte). Après des études en France (il écrit en français), il devient professeur universitaire en psychologie. Il est ethnopsychiatre et auteur (romans, théâtre, textes scientifiques). Plus d'infos sur le blog de Tobie Nathan.
Je remercie Libfly de m'avoir envoyé ce deuxième roman dans le cadre d'Un poche, un(e) mordu(e), une critique (le premier roman reçu pour cette opération était Le baiser de la pieuvre, de Patrick Grainville).
Décembre 2003, en Afrique. Leopold Caro est psychologue et psychanalyste, en coopération universitaire à Bujumbura (Burundi). Alors qu'il se rend à un colloque à Dakar (Sénégal), il se retrouve coincé à l'aéroport de Lagos (Nigéria). Il y rencontre Jack Bean, comme lui en transit : l'homme est triste car il a raté l'enterrement de sa mère à Tel Aviv (Israël). Jack raconte alors à Leopold que son ancêtre, Isaac Rabinovitch né le 13 juin 1887 à Odessa (Ukraine) et exilé à Vienne (Autriche) a étudié la médecine et a bien connu Sigmund Freud. « C'était un proche, un intime, peut-être l'ami le plus cher de Sigmund Freud ! – Vous vous rendez compte qu'il s'agit d'un document exceptionnel ? » (page 24). Un feu s'est déclaré dans l'aéroport et les voyageurs sont parqués dehors en plein soleil. Jack autorise Leopold à faire une copie de son dossier Zahav (L'or) sur une clé USB. « Et le temps poursuit son cours. C'est lui le véritable maître en Afrique : le temps qui finit par avoir raison de tout ! » (page 22). Durant son voyage et son retour au Burundi, Leopold lit le journal d'Isaac Rabinovitch, devenu Jack Bean.
Été 1908, à Vienne. Isaac Rabinovitch, jeune étudiant en médecine de 21 ans, rencontre Hanna von Kessler dont il tombe éperdument amoureux malgré la différence d'âge et Otto Gross qui va le psychanalyser. « Je vous crois surtout névrosé, Rabinovitch. Vous savez ce que c'est, un névrosé ? C'est quelqu'un qui préfère les plaisirs de l'enfance à ceux de la maturité. Voilà ce que c'est ! » (page 85). Lors d'une soirée, le jeune homme découvre la sexualité, une sexualité très libre. Il rencontre les pionniers de la psychanalyse et devient un proche de Freud, son élève, son confident, son psychanalyste.
Janvier 2004. De retour à Bujumbura avec sa maîtresse, Preciose, une authentique descendante des anciens rois du Burundi, Leopold continue la lecture du journal d'Isaac Rabinovitch mais il est contacté par Gamliel Bean qui lui apprend que son père a été assassiné peu après leur rencontre à l'aéroport de Lagos.
Leopold est-il lui aussi en danger ?
Afin que vous compreniez mieux ce roman qui suit en parallèle la vie de Leopold Caro et la vie d'Isaac Rabinovitch, et qui s'annonce comme un thriller – mais pas que – je vous laisse lire quelques extraits qui vous feront sentir plus proches de chacun des deux hommes.
Du côté d'Isaac Rabinovitch dit Jack Bean
« Sous l'impulsion initiale du maître, je veux dire de Sigmund Freud, ce groupe avait enfin identifié la nature du mal. Le mal, c'était la névrose, et sa cause, la 'répression sexuelle'. » (page 32).
« L'inconscient est ce qui lie les êtres d'une même communauté à leur insu. […] : l'inconscient est cet espace où chacun ressemble à l'autre ; où tous constituent un tout. » (page 36).
« J'ai connu le monde d'avant les deux guerres – c'était le mien ! C'était notre monde, celui que nous avons perdu, nous autres qui sommes nés avant ce siècle. Un monde de tranquille insouciance où les morts reconnaissaient les vivants comme des leurs et les protégeaient. » (page 45).
« Vous voilà attrapé par le même microbe que nous tous, mon jeune ami. Vous serez psychiatre et vous vous engagerez dans la psychanalyse, je vous le prédis ! » (Freud à Rabinovitch, page 232).
Du côté de Leopold Caro
« Ils se sont affranchis de leurs traditions pour entrer dans la modernité, et là ils ont rencontré l'individualité la plus obtuse, une véritable sauvagerie. Ils vous riront au nez tous ces diplomates... Oui, la jalousie ! L'envie et la jalousie ! L'autre jour, je proposais aux deux seuls linguistes du pays de prononcer une conférence ensemble. Le plus vieux a refusé, arguant que l'autre, son cadet de quelques années, ne viendrait que pour piller ses idées (…]. Quant au plus jeune, il a évidemment refusé de paraître en public aux côtés d'un homme qu'il juge compromis dans le gouvernement […]. Jalousie... Envie et jalousie ! Je finis par croire que les Viennois du début du XXe siècle, ceux que décrit Jack Bean dans son journal, avaient tout compris. » (page 77).
« Si la psychanalyse s'est imposée en Europe, c'est bien parce qu'elle proposait une sorte de révolution culturelle – et cette révolution était avant tout sexuelle ! » (page 80).
« Il est clair qu'on ne peut pas tuer Gustave, comme on ne peut pas se débarrasser des exigences des morts, comme on ne peut faire taire la voix du vent... » (page 157). À savoir que Gustave est un énorme crocodile apparu en 1993 et qui vit dans la rivière Ruzizi.
Lors de sa parution, en 2006, ce roman correspondait au 150e anniversaire de la naissance de Sigmund Freud (né le 6 mai 1856 en Moravie, à l'époque autrichienne et maintenant tchèque), médecin, neurologue et père de la psychanalyse. Freud accusait « l'hypocrisie sexuelle bourgeoise » car il pensait qu'elle était « la cause principale des névroses. » (page 237).
« Vienne, 10 novembre 1933. Lorsque je suis arrivé chez Freud cet après-midi, à 18 heures, j'ai croisé dans la rue, à deux pas de la maison, une bande de miliciens fascistes en uniforme qui hurlait un chant nazi. Pourquoi tarde-t-il tant à fuir ce pays qui commence déjà à marcher au pas de la dictature ? » (page 435).
Sigmund Freud est mort le 23 septembre 1939 à Londres où il s'est finalement réfugié avec sa famille. Sa maison londonienne est devenue le Freud Museum.
Avec Isaac Rabinovitch, le lecteur découvre la Vienne du XIXe siècle, celle où vécut Sigmund Freud, Otto Gross et tant d'autres. « Je me sens si fier d'avoir rencontré les plus grands psychanalystes de Vienne ; les plus célèbres : Adler, Graf, Heller, Hitschmann, Rank, Sadger, Tausk, Wittles et surtout Stekel. Oui, Stekel ! Je suis encore ébloui par ce petit bonhomme qui cache son intelligence derrière un masque de jovialité presque vulgaire. » (page 134). Vous le savez peut-être, en 1909, Freud a fait un voyage aux États-Unis avec Carl Gustav Jung : je me rappelle très bien de L'interprétation des meurtres, de Jed Rubenfeld et j'ai eu l'idée de créer une liste de lecture intitulée Littérature psy sur Libfly.
Avec Leopold Caro, le lecteur découvre l'Afrique de ce début de XXIe siècle : une Afrique qui se veut moderne mais qui est encore proche de son passé et de ses traditions pour le meilleur et pour le pire (guerres ethniques, massacres...).
Le journal de Jack Bean renfermerait-il quelque secret ? Après la première guerre mondiale, il y eut deux courses en Europe : une pour le socialisme, une pour la psychanalyse, et « quiconque s'intéressant à la psychanalyse sait que les documents authentiques concernant Sigmund Freud sont interdits de consultation – certains mêmes jusqu'en 2113 : ses notes cliniques, ses lettres, tout est conservé à Washington, dans des coffres, sous clé – comme si ces archives contenaient un secret militaire de la première importance ; comme si le salut de l'Occident dépendait du maintien de cette chape de plomb. » (page 25).
Les deux mondes sont passionnants, si éloignés l'un de l'autre, mais en fait si proches.
J'espère que vous serez tentés par ce roman fascinant et très bien documenté !
Je le place dans les challenges Thriller de Cynthia et La Belle Époque de Carnet de SeL.