« On ne doit jamais manquer de répéter à tout le monde les belles choses qu'on a lues » Sei Shônagon in « Notes de Chevet ». Lues, mais aussi aimées, vues, entendues, etc.
La marge molle est le premier roman de Johann Trümmel, paru en septembre 2008 chez Balland (301 pages, 20,90 €, ISBN 978-2-35315-043-4).
Johann Trümmel
Né à Montlouis-sur-Loire (près de Tours), en 1977, ce Français d'origine néerlandaise, est professeur de langue et de littérature françaises à Barcelone, en Espagne. Il est aussi, avec le groupe Epsilon Sigma Club (site officiel et myspace), musicien de jazz. Ses auteurs de prédilection sont Flaubert et Maupassant.
Plus de Johann Trümmel sur son myspace littéraire et sur son myspace musical Trümmelschlager.
Le résumé
« Bon, personne ne s'est encore manifesté pour assurer la charge de cours au semestre prochain. Je vous rappelle que vous êtes en doctorat, que vous vous destinez, pour la plupart, à l'enseignement universitaire et que cette expérience vous rendra service au niveau professionnel. » (page 16). Mais Tobias Poule, 27 ans, étudiant en sémiotique postmoderne à Paris VII, occupé à observer ses congénères et à les critiquer mentalement, n'a cure du discours du professeur Patrice Bouteille. Il essaie en effet de se faire déclarer inapte par son psychanalyste : « Quant à moi, je ne me sens pas concerné par ce reproche : mon prochain rendez-vous avec Bestagenbergestadt certifiera mon inaptitude à assurer une telle fonction. » (page 17). Mais le docteur a parfaitement compris que le jeune homme fabulait... « Vous êtes normal. Et vous n'êtes pas le premier à me faire le coup de la schizophrénie. » (page 28). Tobias Poule est effondré : « Vous êtes normal. Enfin... Disons : comme tout le monde. Peut-être un peu plus lâche que la moyenne. Mais à peine. », lui a dit le spécialiste qui ne l'a même pas fait payer (page 31).
En plus de ça, chaque jour, dans le métro, dans la rue, au parc, il est confronté à ceux que l'auteur appellent pudiquement « les jeunes issus de milieux défavorisés » (page 21), aux jeunes femmes sexys qui ne viendront « pas se plaindre » si elles se font « agresser, ou traiter de pute » (page 23), aux « vieilles prolos [...] qui se rachètent une condition sociale, en bout de course, croyant faire illusion » (pages 32 et 33) et comble de malchance, la jeune fille qui le fait rêver, Audrey Lévêque, n'est pas disponible, « une fille aussi belle, bien habillée, intelligente et lectrice : pas pour moi. » (page 34), puisqu'elle fréquente un étudiant des Beaux-Arts, beau et brillant, ainsi que plusieurs autres garçons qu'elle délaisse aussi sec, alors il se jette bien malgré lui dans les bras de sa meilleure amie, Sophie David, vendeuse dans une boutique de fringues, fan de musique électro et collectionneuse d'objets en forme de vache. « Voilà donc ce qui me revient. Voilà donc le genre d'usages que je devrai supporter, le genre de monde que je devrai intégrer puisque, à l'évidence, je suis irrémédiablement normal. » (page 103). « Non, ça, je ne peux pas. Je refuse de partager le monde d'une personne qui confond les infinitifs et les participes passés. As-tu le choix ? » (page 104). Et voilà Tobias, embarqué avec sa lâcheté, sa cruauté et sa mauvaise foi dans une histoire qui le dépasse « Le plus dangereux, avec les mensonges, c'est le sentiment jouissif que suscite leur perfection. » (page 116) et qui va beaucoup plus loin que ce qu'il avait prévu, de « Je ne veux pas perdre Sophie. » (page 203) jusqu'à la soirée chez Natacha (pages 211 à 230), le premier cours dispensé à la fac par Monsieur Poule (pages 237 à 249) et son pseudo-suicide (pages 262 à 270)...
Mon avis
Trümmel livre une critique acerbe de la société actuelle, et tout y passe : le milieu universitaire, professeurs et étudiants, « Deux visions du monde qui s'opposent : l'universitaire hermétique, intello et chiant contre le prof cool, rebelle et marginal comme lui ! » (page 206), la mode du psy, la façon dont certains apostrophent le racisme tout en se tenant le plus loin possible des étrangers et des « jeunes en difficulté », les goûts artistiques (cinéma, littérature, musique) dictés par Télérama, les discours sur l'actualité et les vedettes, « Je parcours hâtivement la liste des sujets sensibles et des personnalités à ne pas critiquer » (page 79), le bio et les OGM, les minorités et le droit à la différence, la tolérance, ... Bref tout ce qui fait le conformisme et le politiquement correct en vogue depuis plusieurs années. Et c'est jubilatoire ! Tobias Poule est un héros, certes méprisable, mais un héros « réussi » et le lecteur a envie de connaître la suite, de savoir jusqu'où il ira dans la méchanceté. Pire, le roman étant écrit sur le mode du stream of consciousness, le lecteur est dans la tête de Tobias Poule, il est amené à penser et à faire comme le héros ! Un roman vraiment bien écrit, et subversif donc à ne pas mettre entre toutes les mains.
La marge, c'est sur le côté et c'est vertical, c'est ce qui tient le cahier, c'est donc solide. Mais les marginaux sont maintenant légion, ils se sont étalés et prennent presque toute la place, ils sont comme une masse horizontale, souvent facile à berner et à manipuler, donc qu'est-ce qui tient le cahier ? Plus rien ou plus grand chose vu l'état actuel du monde... Mais l'auteur se veut optimiste et son roman est un excellent moment de lecture (d'autant plus que la couverture est vraiment douce au toucher).